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Fatum Mairfan


Fatum Mairfan, c'est le nom de mon premier roman. Il a été publié aux éditions Amalthée.

Disponible notamment ici :
FNAC
Amazon

Synopsis :
Mairfan, première planète à coloniser hors du système solaire…

Pour les aventuriers avides de sensations fortes, et les marginaux de tout poil, Mairfan n’est-elle pas l’échappatoire tant espérée face à la violence, à la surpopulation et aux inégalités grandissantes??
Peut-être, mais à quel prix??
C’est s’embarquer, au péril de milliers de vies, pour un voyage expérimental qui n’est qu’un rêve illusoire, une diversion médiatique.
C’est devoir évoluer?: s’adapter pour ne pas mourir, et s’adapter signifie souvent se dépasser, lâcher prise, surtout quand il s’agit d’aimer.
C’est un parcours semé d’embûches où les pouvoirs abusifs se succèdent, impuissants face à une étrange philosophie émergente, le Pranataï, qui, contre toute attente et de façon surprenante, mènera l’expédition bien au-delà de son objectif initial.
Mairfan, étrange planète infernale au destin impitoyable… y trouvera-t-on la lumière??

Voici les premiers chapitres...

FATUM MAIRFAN


« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

Antoine Laurent Lavoisier



Au fin fond de mes ténèbres
Elle a apporté la lumière
Et toute la grisaille environnante
S’est changée en petits délices
Qui abreuvent mon être.

Je veux vivre chaque instant
Comme s’il devait être le dernier.

Les Mercis à la Dame



« - Sarah ! Qu’est-ce qui se passe ? Où est Jim ? »
La jeune femme aux cheveux roux regarde les blocs de débarquement se détacher de la nef, entrer dans l’atmosphère et s’embraser. Elle ne bouge plus. Son visage s’est figé quelque part au dessus de sa tête, quelque part au dessus dans le ciel.
Les systèmes sont devenus fous. Le programme de débarquement des colons se fait sur la Terre. C’est le monde à l’envers.
Combien y aura-t-il de mort lorsque s’écraseront ces blocs vides sur cette planète surpeuplée ?
« - Il y a quoi là dedans ? » S’inquiète le petit chef qui voit sa carrière prendre un mauvais tournant. « Qu’est-ce qui nous tombe dessus ? »

Le vaisseau géant à moitié délabré s’est immobilisé en orbite. Jim est chargé de l’inspecter. C’est son métier. Un métier comme un autre après tout. Au moins, il a la chance de pouvoir être tranquille pendant quelques instants lorsqu’il flotte, seul, dans sa combinaison blanche, dans le vide spatial qui sépare son escorteur des autres vaisseaux qu’il doit visiter chaque jour.
Il cherche à entrer par une écoutille latérale. Il est comme un minuscule point blanc dans sa combinaison contre la surface grise et sale de la gigantesque météorite artificielle qui vient de s’immobiliser en orbite.
Toute la partie avant a disparu. Cela doit représenter un bon kilomètre de longueur. Les éclats calcinés donnent des allures de gueule de squale béante avec des chicots ravagés par la pourriture.
Qu’est-ce qui a bien pu arriver pour endommager cet énorme vaisseau ?
Une explosion, sans aucun doute. Un générateur hyber défaillant.
Encore des cadavres en perspective…
Jim utilise un code d’accès standard. L’écoutille s’ouvre. Il entre et se sent soulagé de quitter le vide infini pour le sas à dimension humaine.
Que vais-je trouver ?
Il est préparé au pire.
Les corps gonflés et flottant en apesanteur, l’air vicié par la pourriture, les rats hystériques nourris de chair humaine et de liquide hibernal. Il a déjà connu tout cela.
Allez, Jim… Il faut y aller. Ta journée n’est pas terminée.
Il se sent mal pourtant. Terriblement mal. Mais qu’a-il donc de plus à craindre dans cette lune ovale que dans un autre vaisseau en perdition ? Pourquoi ce malaise lui souffle-t-il de fuir très vite et très loin ?
« - Ca y est, Sarah. Je suis dedans. J’active les compresseurs. »
Sa voix résonne bizarrement dans son casque Heinesz. C’est comme ça. Ça l’a toujours fait. C’est une question de coût, tout le monde le sait. Personne, en haut lieu, n’a jamais trouvé opportun d’améliorer la qualité des petites oreillettes.
« - Je te vois mon gros benêt ! Fais coucou à ta jolie Sarah ! »
Le ton rieur de la jeune femme assise derrière un pupitre de commande le détend un peu. Il la voit, lui faire des gestes, dans l’écran en surimpression dans sa visière. Il fait, de la main, un mouvement agacé qui fait presque partie de leur rituel d’abordage. Ce n’est qu’un vaisseau comme un autre.
Il est juste beaucoup plus gros.
Plus gros, même, que les transports pour les deux Edens.
Je ne savais pas qu’un engin pareil avait pu exister ?
Il décoche un large sourire à Sarah.
Il y a un clic dans la porte du sas.
Un voyant vert s’allume.
« - Sésame ouvre-toi ! »
Il pousse la porte et pose un pied dans le couloir obscur dans un fracas qui se répercute un long moment.
« - Avec tout ce boucan, mon petit Jim, tu dois avoir ce qu’il te faut en air. » Grésille Sarah.
« - Mon testeur est Ok. » Répond Jim concentré. « J’active mon projecteur et je passe en mode autonome. »
Le couloir s’illumine devant lui.
Sans fin.
Poussiéreux.
Vide.
Sans vie.
« - Encore un vaisseau fantôme ! » Lance-t-il plus pour lui-même que pour les archives. « Ça va me prendre des semaines pour tout inspecter. »
La voix rit dans les oreillettes.
« - Tu n’as pas plus de trois heures pour valider l’autorisation de cet engin. Va directement au centre de commande et voit s’il y a quelqu’un. »
Le plan d’accès au centre nerveux de la nef s’affiche sur sa visière.
« - Ok ma chérie ! Tu sais que je suis à tes ordres ? » Il lui fait un clin d’œil démesuré et s’engage dans les couloirs.
Il se sent mal.
Si mal.
Comment expliquer cela ?
Encore une de ces phobies ressurgie du fond des temps ? L’angoisse injustifiable du vaisseau fantôme.
Comment expliquer ça à cet arriviste qui lui sert de chef ?
« - Allez ! Tu te fais des idées. » Souffle-t-il.

Le centre de commande est désert, comme tout ce qu’il a pu visiter. Tous les appareils sont en parfait état de marche. Les systèmes sont vieillots mais fonctionnent.
Il pianote différentes commandes standards et obtient presque aussitôt les réponses. Aucune vie répertoriée depuis un an. Cargaison inconnue. Réserve d’oxygène à moins de zéro virgule six pour-cent. Caissons hibernaux vides. Système d’archivage déficient. Moteurs Platz en parfait état.
Il enregistre les données.
« - Rien à signaler. Il y a pas mal de choses à récupérer ici. De la vieillerie, mais ça marche. Ça me rappelle l’école Spatiale. Un véritable petit musée ! »
Sarah glousse.
Il reprend :
« - Je vais faire un tour dans les soutes. »
« - Ok mon lapin. Je te guide ! »
« - A quelques jours près, il n’aurait plus resté d’oxygène dans ce tas de ferraille. J’active mon système d’urgence au cas où. Tu surveilles mon niveau ? »
« - Tu as environ douze heures d’autonomie. »
« - C’est plus que suffisant. Mais ne me perds pas, ok ? »
« - Jamais mon lapin ! »
Elle lui envoie un baiser vulgaire.

Des couloirs vides.
Des salles vides.
Sans cadavres.
Juste de la poussière.
Jim marche lentement vers son but : une porte là-bas, au bout du couloir. Il y est presque et pourtant, il lui semble qu’il ne l’atteindra jamais.
« - Je n’avance pas ! » Râle-t-il.
« - Ce doit être la pesanteur. Les systèmes débloquent, on dirait. Il y a un virgule cinq G. »
« - Je deviens parano. »
« - Qu’est-ce qui t’arrive mon lapin ? »
« - J’ai l’impression qu’on m’observe. C’est con mais… »
Elle ne répond pas. Elle aussi a une sale impression.
Une autre voix grésille. Une voix bien connue. Une voix qui lèche et qui mord.
« - Oui, c’est con ! Faites votre boulot monsieur Northern et épargnez-nous vos délires paranoïaques. Si vous manquez d’oxygène, n’attendez pas de tomber dans les pommes. Je veux des faits, pas des impressions. »
Ah ! Quel humour ! Je t’emmerde du gland !
« - Bien chef. » Et Jim respire une longue bouffée d’oxygène inutile et se tait.

Il entre dans la soute.
« - Alors, tu vois quoi, mon lapin ? Je te reçois mal. »
La voix de Sarah est lointaine. L’image a disparu.
« - Moi aussi. Il semble qu’il y a des ondes parasites. »
Il s’avance encore un peu ; un long sifflement lui déchire les tympans et le fait reculer.
« - Bon, va falloir que je coupe dix minutes. Pas plus d’ac ? »
« - Tu vois quoi ? »
« - Des caissons hibernaux vides. Des centaines de caissons. Tout un tas de rangées de cercueils ! Ca fait pas rêver. Ils ont l’air vide, mais je vais voir plus en détail et je te raconte tout ça. »
« - Ok. A plus, mon lapin. Reviens vite. »
« - Dix minutes, pas plus. »
« - T’inquiète ! Après j’envoie la cavalerie. »
Il sourit à sa partenaire qui ne le voit peut-être plus et coupe les systèmes de transmissions.
Autant de caissons, c’est impressionnant. Deux mille peut-être ? Jim n’en a jamais vu autant. Il se dit soudain qu’il aurait dû demander quelle était la mission de cet engin.
D’où vient-il déjà ? De Mairfan ? Où est-ce ?
Mais il n’a pas le temps de chercher : plus vite il aura fini son exploration, plus vite il sera rentré chez lui. Il a du monde à la maison, ce soir. Dans quelques heures, les brochettes vont griller sur son nouveau barbecue électrique et l’alcool va couler à flot.
Au moins, il peut se raccrocher à cette idée réconfortante.
Il marche dans la poussière. Elle fait sur le sol comme un duvet qu’il soulève lentement à chacun de ses pas.

« - Qui va là ? »
Il a vu quelqu’un !
Il s’est retourné nerveusement.
Dans sa vision périphérique, il aurait juré avoir vu un homme maigre comme la mort avec de longs cheveux hirsutes.
Il était là !
C’est sûr.
Là ! Juste à coté !
Là ! Au milieu de rien du tout.
« - Bon sang ! Je déraille ! »
Illusion. Délire de l’espace.
Il chasse ces idées saugrenues, ces contes de bonnes femmes et se raccroche à son enseignement rationnel et quantitatif.
Qu’y a-t-il derrière ces caissons ?

Le sol tremble une première fois. Une vibration. Un frisson de la nef.
Jim porte la main à sa ceinture pour rallumer son système de communication. Il veut savoir ce que c’était.
Un cri strident de larsen lui explose dans la tête et il coupe à nouveau.
« - Vacherie ! »
Il faut qu’il sorte de là.
Et vite.
Il se met à courir. La porte est à cent mètres. Guère plus.
Il tombe.
Le sol a encore tremblé.
« - Qu’est-ce qui se passe ? »
Il crie.
Quelques caissons mal arrimés se décrochent et vont se fracasser sur le plancher métallique dans un choc mat.
Jim s’arrête pour regarder. Pour regarder derrière. Derrière les caissons hibernaux qui viennent de tomber. Y a-t-il autre chose ?
Le sol tremble.
Il fait un pas, sent son estomac se nouer, son sang se glacer.
Il court.
Mais pas assez vite.
Il sait déjà…
Le sol tremble une fois encore. Une dernière fois.
Le sol s’incline sous ses pieds. Jim tombe vers les caissons hibernaux en criant. Il glisse comme sur le flanc lisse d’une montagne de plus en plus à pic. Il tombe et les caissons volent.
Il hurle.


 « - Il y a quoi là-dedans ? Qu’est-ce qui nous tombe dessus ? » Insiste le petit chef au visage moite et gras.
Elle soupire. Les larmes aux yeux.
Elle sait. Elle sait pour Jim.
« - Répondez-moi ! » Hurle la voix de la hiérarchie. « Qu’est-ce que cette nef  vomit sur la Terre ? »
Elle soupire.
Ses larmes coulent.
La colère répond.
« - Oh, presque rien ! Ne vous en faites pas ! Il n’y a que des cercueils. Deux ou trois mille caissons hibernaux par bloc. Rien d’autre. »
Elle pleure.
Il se calme.
« - Ah ! Des caissons ? » La voix mielleuse est revenue.
Des caissons ! C’est un moindre mal. Ça peut s’expliquer. Les dégâts seront mineurs. Dix mille morts. Pas plus.
Rien du tout, autant dire.
Sarah pleure.
Elle murmure :
« - Oui, des caissons... des caissons... des caissons... »
Elle pleure.
« - Et Jim aussi... »


Partie I  : Don Toleb





Jamais, toujours pourquoi.


Deux éclairs bleus
Ont perforé mon être.

Le premier
Pour à genoux me mettre
L’âme au-dessus du vide
Et ployer la tête
Comme un chien châtié.

Le second
Pour arracher de mon bide
Avant même d’imaginer son cri
Le bonheur éphémère
Illusoire

Qui ne peut durer
Jamais !
Qui dérange.





Chapitre 1




Mon nom est Apocalypse et mon heure n’a pas encore sonné.



La cellule d’isolement est sombre.
Sombre comme les pensées de son occupant.
Un homme d’une trentaine d’années.
Une bête fauve plutôt.
Une bête fauve mise en cage que quelques gardiens blasés viennent parfois voir au travers de l’œilleton de la porte, comme les enfants viennent voir les serpents dans les zoos : avec appréhension et dégoût. La protection de la porte n’est pas suffisante pour rassurer. Cet homme est dangereux et il est très bien là où on l’a enfermé.
Parfois, il se met à hurler comme un de ces mythiques loups depuis longtemps disparus, mais dont les archives ont conservé le cri sur Cristab. Sa voix résonne dans tout le couloir et remonte assez loin malgré tous les systèmes d’insonorisation mis en œuvre.
L’œilleton cliquète et un filet de lumière passe un instant dans l’obscurité. L’homme est torse nu, les bras musclés enroulés autour des genoux. Son visage anguleux fait face à la porte. Un menton sec et mal rasé grimace une volonté de fer et une rage indescriptible. Le nez cassé comme un boxer est salement marqué par une balafre rouge à peine cicatrisée. Les joues creuses bougent sous les dents qui ruminent la colère. Les yeux, plongés dans l’ombre du front, semblent les deux trous d’un crâne de squelette. La tignasse noire tombe sur les épaules dans un désordre menaçant.
Comme toujours après le déclic, les néons se déclenchent avec leur lumière froide et tremblotante. Le haut-parleur grésille et la voix du geôlier savamment amplifiée déchire le silence de l’isolement.
« - Lève-toi Brijoth, que je vois un peu ce que tu manigances. »
Un ordre aboyé auquel le prisonnier obéit sans empressement. Il se redresse en écartant les bras comme un de ces illuminés qui prédisent la fin du monde sur les chaînes de TV à sensations. Tout en muscles, mais pas des muscles de concours, des muscles forgés dans le combat et la furie. Des muscles fins et nerveux.
Les muscles d’un criminel aux abois.
« - Ecarte ta tignasse que je vois ta sale gueule. Les médecins veulent des clichés de ton blair ! »
Brijoth obéit. Ses deux bras se lèvent lentement et soulèvent la crinière hirsute et noire. Ses yeux apparaissent au dessus de la plaie de son nez. Des yeux profonds et mauvais. Des yeux noirs. Des yeux en alerte, en attente d’une occasion pour frapper. Des yeux qui cherchent au delà.
Un flash éblouit l’homme qui ne peut s’empêcher de fermer ses paupières. Puis un autre, sur la droite. Au troisième, sa volonté prend le dessus et par défi, il se force à supporter la lumière aveuglante.
« - Tourne-toi maintenant. Et plus vite que ça, j’ai d’autres larves de ton espèce à visiter avant de rentrer chez moi. »
Brijoth se retourne. Encore plus lentement.
Je n’ai pas peur de toi.
Son dos athlétique apparaît, un dos de muscles, un dos de force et parcouru de frissons de haine. Un immense tatouage le recouvre, représentant un visage de femme qui hurle avec des yeux exorbités. Une vision d’horreur. Sous le visage il y a écrit : Mon nom est Apocalypse.
« - Ecarte les jambes. »
Brijoth hésite une seconde puis obéit.
La lumière s’éteint.

Douze ans.
Cela fait douze ans qu’il est là, enfermé, à ne voir le jour qu’une ou deux fois par mois.
Douze ans sans voir personne ou presque.
Douze ans en n’entendant que la voix métallique des geôliers dans l’interphone.
Douze ans en Enfer.
Douze ans d’accumulation de haine.

Brijoth reprend sa position accroupie. Il attend dans le noir. A force d’attendre, il ne sait plus vraiment quoi. Il évite de penser au passé. Aux douleurs. Il évite de penser aux rues goudronnées de la liberté, aux immenses constructions modernes qui vieillissent si mal et aux quelques rares et superbes villas surprotégées réservées à quelques rares fortunés. Douze ans enfermés dans un petit cachot d’isolement ou à se battre avec les autres tôlards pour retourner dans le noir et la folie.
Il ne sait même plus pourquoi il se bat.
Enfin, si !
Il sait pourquoi.
Mais cela fait trop mal d’y penser.

La colère monte. Il la sent. C’est en lui. C’est comme une augmentation de température qui fait venir la transpiration. Bientôt, il ne pourra plus la contenir.
Il se met à pleurer.
Il n’aime pas cet état. Il n’aime pas être comme il est.
Il n’aime pas sa vie.

Les autres l’ont rendu dangereux.
Il n’aime plus.
Les autres !

Il se met à marcher, de droite à gauche, frôlant les murs sans les toucher. Avec le temps, il n’a plus besoin de tâtonner pour savoir où il est. Il connaît chaque millimètre de cette cellule. Même dans le noir.
Il marche de plus en plus vite. Il voudrait courir. Courir sur le bitume de sa vie. Courir comme lorsqu’il était libre et qu’il croyait en quelque chose. Il se met à boxer. Boxer contre un adversaire fictif. Boxer pour passer sa rage et sa déprime.
Il voudrait hurler. Hurler son mépris. Hurler sa colère.
Hurler sa douleur.
Hurler son manque d’amour.

Des bruits de pas le réveillent soudainement. Il n’a pas de sommeil tranquille. C’est une chose qu’il a apprise en prison. Toujours rester vigilent. Saisir la moindre opportunité et prendre garde à ses fesses.
D’un bond silencieux, il se retrouve debout à écouter derrière la porte.
Que se passe-t-il ?
Il fait nuit. Il le sait par instinct, même si dans ce vingt et unième sous-sol il ne peut pas voir l’extérieur. Avec le jour, les bruits changent. C’est sa façon de rythmer sa vie.
Pourquoi une ronde si tardive ?
Une démonstration de force ?
Un bizutage ?
Les pas se rapprochent. Le bruit d’une porte s’ouvre suivi des cris d’un tôlard qui se réveille en sursaut.
« - Emmenez-le. »
« - Non ! Laissez-moi ! Je n’ai rien fait ! Où m’emmenez-vous ? Laissez-moi ! »
Les cris disparaissent avec les pas des hommes qui traînent le tôlard et le silence pesant et lugubre reprend ses droits.
La vie est ainsi faite. On ne sait pas toujours ce qui arrive.
Brijoth s’assoit sur sa paillasse. Son cœur bât vite. Il a perdu l’envie de dormir. C’est la première fois qu’une chose pareille se produit.
La peine de mort ? Ils ont rétabli la peine de mort ?
Un frisson d’angoisse le parcourt. Avec son dossier, il est bon pour y passer aussi.
Mais qu’importe en fait.
Il préfère mourir que de vivre comme un rat.
Il ne dort plus.

Les bruits de pas reviennent. Son cœur se remet soudain à battre vite. Très vite.
C’est pour moi.
Il le sent, il le sait. Quelque chose en lui le sait : son tour est venu. Il reprend sa place contre le mur, accroupi, face à la porte. Il se prépare.
Il n’a pas peur.
Pas de cliquetis d’œilleton cette fois. Les néons se mettent à fredonner leurs chansons étourdissantes et sans signification. La porte s’ouvre et dans le halo de lumière livide qui l’éblouit, les ombres d’hommes armés se dessinent.
Il y en a sept. Six soldats équipés des toutes dernières innovations militaires : casques Heinesz, combinaisons XCI et palm L. Brijoth sait qu’il ne fait pas le poids face à une telle démonstration de force. Derrière, il y a un petit homme en costume gris. Un avocat ou une vermine de ce genre.
Brijoth se retourne lentement. Il écarte bras et jambes, les mains posées contre le mur du fond. Et  il attend.
Deux gardes entrent dans la cellule. Ils lui saisissent les bras et l’entraînent dehors. Brijoth se laisse faire, en résistant juste ce qu’il faut pour endormir les soupçons. Il est emporté dans le couloir, entouré des six gardes et précédé par le petit chauve en costume gris.
« - Je peux savoir où on m’emmène ? » Demande-t-il sans espérer de réponse.
Qu’importe en fait, ce qui compte c’est de quitter cette maudite cellule. Même les couloirs lugubres ont un goût de liberté.
« - Vous êtes transféré. » Répond l’homme en gris d’une voix chevrotante de gnome servile sans même se retourner. Le ton est joyeux : il jubile. « Vous avez été choisi pour partir sur Mairfan. »
« - Mais… »
« - Ta gueule ! » hurle un des gardes qui le pousse.
« - Je n’ai jamais été volontaire ? »
« - Ta gueule ! »
Et un énorme coup de crosse de palm L clôt la conversation.

Mairfan. Tout le monde connaît Mairfan !
La planète habitable ! l’espoir face au surpeuplement !
L’immense supercherie.
Pourquoi s’obstiner sur cette planète dont on sait pertinemment qu’elle n’est qu’un immense cauchemar ? Pourquoi y envoyer des hommes ? Pourquoi embarquer des prisonniers ?
La réponse s’impose d’elle-même.
Qui voudrait y aller ? Qui ?
Sinon des prisonniers.
Sinon des prisonniers désignés d’office.

Brijoth se laisse porter vers sa destination. Il s’est réveillé sans réagir, comme il a appris à le faire pendant toutes ces années enfermé. Il entrouvre les yeux et regarde les murs des couloirs défiler derrière le rideau de ses cheveux. Des murs jaunes : Niveau 2.
La surface.
Ils l’emportent à la surface. Il va être transféré en fourgon volant. L’espoir s’immisce un instant, mais il le repousse avec rage. L’espoir est un leurre écœurant.
Il n’y croit pas.
Il n’y croit plus.
Une porte s’ouvre : un monte-charge. Ils entrent en le traînant. La porte se referme. Une odeur puissante d’urine s’échappe du sol en caoutchouc noir tandis que l’élévateur entame sa montée. Les bottes des gardiens brillent outrageusement.
Brijoth sourit. Il voudrait cracher dessus.
Mais c’est inutile. L’heure n’est pas encore à l’action.
La porte s’ouvre et l’air frais et humide de l’extérieur lui fait bouger la tête malgré lui. C’est trop doux, trop bon. Comment avait-il pu oublier cette merveilleuse odeur ? Un frisson de joie le parcourt et il tourne la tête pour regarder le ciel.
« - Allez debout feignasse ! Si tu crois qu’on va te porter toute la journée tu te mets le doigt dans l’œil ! »
En se redressant, il parcourt l’horizon de vue. C’est si beau ! Le ciel est chargé de nuages bordeaux, violets sur un fond gris pastel. Du toit de la prison, les constructions se dessinent tout autour comme des pics argentés et noirs.
Ah ! l’extérieur ! La ville ! La liberté.
Ses yeux brillent un instant devant la magie du spectacle. Il redevient l’enfant qu’il a été autrefois. Il y a très longtemps. Le bruit du vent léger est un délice. Toute sa peau frétille à son contact. L’air est chargé de traces d’hydrocarbures, cette bonne vieille odeur des rues bondées de toute la planète. Voir le jour est si inattendu, si merveilleux. Il aurait bien envie de sourire.
Mais il ne peut pas.
Il ne peut plus.
La réalité lui retombe dessus comme un lourd fardeau, un de ces gros sacs de grain qu’il recevait sur ses épaules quand il travaillait dans les docks. Il avait été écœuré à l’époque : tant de technologies disponibles et finalement, il n’y avait toujours pas mieux qu’un homme pour décharger certaines marchandises. Toujours pas plus économique qu’un esclave.
« - Allez avance ! »
Quelle tentation !
Courir.
Courir le plus loin possible, courir jusqu’à sauter dans le vide ou recevoir une décharge paralysante de palm L. Courir pour gagner la liberté absolue.
Simplement courir. Courir tout droit. Courir pour la dernière ligne droite.
Non.
C’est du suicide. Il a déjà tenté. Il sait que ce n’est pas une chose à faire. Il est peut-être trop lâche pour cela ? Ou pas assez fou ni désespéré ? Il a le sentiment d’avoir une mission à remplir, même s’il ne sait pas encore en quoi elle consiste.
Un coup de crosse de palm L et il reprend sa marche comme un automate. Il est un peu sonné, mais il reste conscient. Devant, un gros insecte de métal bourdonnant attend avec ses entrailles ouvertes. Le droptère est blindé ; un modèle sophistiqué de l’armée, sans doute conçu pour les transports à risques. Des hommes en blouses blanches attendent sur l’aire d’embarquement devant une table métallique où sont étalés toute une batterie d’appareils médicaux.
L’homme en gris a pressé le pas et parle avec les médecins. Sa voix est couverte par le bourdonnement des moteurs du droptère.
« - Que vont-ils me faire ? » Demande Brijoth d’une voix grave et sans crainte.
« - Avance ! » Ponctue un nouveau coup de crosse.
Arrivé au niveau des médecins, il est installé sur un siège pliant à structure G. Ultra léger, ultra résistant ! comme disait la pub. Un modèle archaïque et peu confortable. Mais que pouvait-il espérer d’autre ?
Il n’espère plus.
L’espoir ça fait trop mal.
L’espoir c’est la vie et Brijoth se sent déjà mort.
C’est pour cela qu’il est dangereux.

Un des médecins inspecte son nez en restant prudemment à distance. Il a l’œil poché et la joue gonflée. Un tôlard précédent a, sans doute, tenté un coup d’éclat. Un des gardes braque son palm L sur Brijoth.
Je ne tenterai rien, mon gars.
Pas encore.
Vous êtes trop nombreux et il n’y a pas d’issues.
Le médecin s’écarte vivement et son collègue apparaît derrière lui avec un pistolet injecteur qu’il déclenche aussitôt sur le sternum de Brijoth.
« - Vaccination obligatoire. » dit le médecin en retirant l’appareil légèrement taché de sang.
Brijoth bouillonne et se retient pour ne pas frapper ce blanc-bec aux allures prétentieuses de faux important. Ce n’est pas tant la douleur, mais il a horreur des surprises. Surtout les surprises avec des seringues pneumatiques. Il comprend l’origine de l’œil poché et de la joue gonflée. On lui colle un bout de coton imbibé avec un sparadrap et le garde qui le maintenait en joug lui fait signe de se lever et de monter dans le droptère.

La vue depuis le hublot est formidable. Brijoth ne se lasse pas de contempler tous ces entrelacements de rues et de réseaux routiers complexes, au milieu des toits anciens et des buildings classiques. Les quartiers qui se touchent les uns aux autres, bondés d’anonymes qui achètent, qui troquent, qui vendent, qui volent, qui épient, qui marchandent ou qui fabriquent. Tout cela a un goût de liberté tout à fait dérangeant.
Mais agréable.
A sa surprise, il s’est retrouvé seul dans la cabine. Enfermé de l’extérieur, il ne peut rien faire sinon marcher d’un hublot à celui de l’autre extrémité. Il y a une caméra sphérique au plafond devant laquelle il s’est amusé un temps à exposer son tatouage en faisant jouer ses muscles. Il sait l’effet que cela fait. Cela rend le visage tatoué encore plus vivant. Encore plus terrifiant.
Et puis, il s’est laissé prendre par la vue et il a oublié la caméra.
Il est assis le nez collé contre la paroi froide du verre blindé et il regarde les toits défiler et les rues se succéder, les quartiers se coller aux quartiers. Des constructions plus ou moins heureuses, des constructions à perte de vue. Le ciel s’est dégagé. Un soleil de plomb frappe la surface et les rues bitumeuses semblent fumer sous les déjections des milliers de climatiseurs.
Le droptère a dépassé la chaîne des Pyrénées depuis plus de vingt minutes et atteint la côte du détroit de Gibraltar.
La mer. La mer si étonnante. La mer avec ses étendues sans constructions. Toutes ces zones vierges ponctuées régulièrement par les plates-formes pétrolières ou ces immenses usines de pêche et d’exploitation sous-marine.
La côte à nouveau apparaît. Le Maroc. Les constructions changent. Le style ancien est conservé. Des cubes couleur crème ou ocre avec des terrasses sur le dessus. Les rues sont pauvrement recouvertes de béton et le sable par endroit forme des petites langues mouvantes sous le vent.
Le désert du Sahara apparaît furtivement, avec son étendue sillonnée de machines et de B-Truck qui dégagent des nuages de poussière.
Les constructions réapparaissent, marquées par la pauvreté Africaine. Les toits de tôles succèdent aux toits de tôles et au milieu du lot, un splendide palais imposant se détache avec splendeur et extravagance. Démonstration de richesse. Symbole de puissance. Comme une botte appuyée sur la nuque.
Le droptère oblique. L’équateur approche et quelques relents de végétations sont visibles dans les rues. Un bananier ici, quelques palmiers par là. Peut-être même ne sont-ils pas artificiels.
L’appareil freine soudain et entame sa descente vers un immense spatioport. Des milliers de droptères se croisent dans tous les sens et les pistes et hangars s’étendent à perte de vue. Les grosses navettes spatiales sont alignées sur un terrain vague inoccupé et interdit de survol. Une petite forme est exposée à l’entrée de la zone et Brijoth reconnaît l’une des toutes premières navettes du début du millénaire. Il avait déjà vu des images dans ses cours d’histoire. Lorsqu’il était encore innocent et pur, avant qu’il ne soit frappé par la haine.
Avant qu’il ne devienne ce monstre.
Le droptère se pose près des navettes alignées. Le bourdonnement des moteurs ralentit et dans un sifflement hydraulique, la porte s’ouvre sur un garde en combinaison XCI.
Brijoth retrouve son expression haineuse. La joie du voyage est passée. La chaleur lui saute à la gorge. Une chaleur lourde et humide, comme un duvet de plumes.
Il descend. Ils ne sont plus que deux et le garde a rangé son palm L.
Se pourrait-il que… ? ? ?
L’occasion est trop belle. Même si la combinaison absorbe les chocs, une chance de liberté, ça ne se manque pas.
Le garde l’accompagne avec désinvolture. Une nouvelle recrue ? Ils l’ont laissé seul avec une nouvelle recrue ? Se peut-il qu’ils aient commis une pareille erreur ?
Une fois dans l’ombre de l’un des grands vaisseaux, son bras part comme l’éclair et vient percuter la gorge du garde avec une rare violence. L’homme tombe, inconscient, la combinaison a certainement rempli son rôle et sauvegardé les fonctions vitales, mais l’homme a perdu connaissance. Brijoth prend ses jambes à son cou et file dans l’ombre, en direction des barrières de sortie. En retrouvant le soleil, il marche d’un pas décidé mais tranquille. Déjà le goût de la liberté assaille tous ses sens.
Marcher est déjà un tel plaisir.
Marcher seul. Au soleil. Sans murs, sans ombre, sans gardes armés pour imposer le sens de la marche, sans voisin puant et débile. Seul. Libre.
Il approche d’un portillon mal fermé. L’aubaine est trop belle. Il pose la main sans hésiter sur la poignée, au risque de recevoir une décharge électrique. La porte s’ouvre, il franchit le grillage, fait ses premiers pas dans le monde libre.
Il inspire.
Et tombe à genoux.
Il n’a plus de souffle.
Quelque chose en lui s’est mis à grésiller.
Il a mal.
Il hurle sa rage.
Il cogne le sol poussiéreux et chaud de cette base africaine. Il se roule par terre.
Non ! Ce n’est pas possible !
Il arrache le pansement sur son ventre, c’est de là que la douleur vient.
Il regarde son ventre avec stupeur : il bouge tout seul.
Il vibre.
Il y a quelque chose dedans.
Il n’en peut plus. Ses forces le lâchent et il tombe inconscient.

L’opérateur pianote sur ses consoles de contrôle et fait tout son possible pour que la manœuvre d’hibernation se passe bien. Il en a déjà pratiqué plusieurs centaines, mais l’opération n’est jamais identique. Le liquide hibernal est trop instable. Il demande une attention de tous les instants et des réglages fins et minutieux.
Pour le moment, l’homme est encore en phase de prise en main. S’il se loupe, ce n’est pas bien grave : après tout, ce ne sont que des criminels. Mais il aime le travail bien fait et chaque erreur est une entorse à son amour propre.
Il est bien content que le prisonnier qu’on vient de lui amener soit inconscient. Il n’aime pas être dérangé par les hurlements et les supplications de ces créatures vulgaires et bestiales. Et puis, allez savoir, cet homme lui fait peur. Déjà son tatouage dans son dos ! Comment peut-on porter une horreur pareille ? Ses cicatrices, son nez cassé, tout tend à prouver que cet homme est de la pire espèce. En le touchant pour le sangler, même sa peau lui a semblé abjecte. Il a eu l’impression de toucher un serpent.
Il se concentre à nouveau sur son travail et ses mains glissent sur les vannes d’alimentation, augmentant et diminuant tel ou tel flux pour conserver une température stable qui pourra endormir le corps sans le détériorer pendant les vingt ans du vol.
Soudain, un frisson le parcourt. L’homme a bougé. Il jette un regard inquiet sur le monstre et retourne aussitôt à son travail pour terminer au plus vite sa manœuvre.
Il a peur.
Terriblement peur.
Pourquoi ? L’homme est harnaché. Il y a le déclencheur d’implant près de lui. Que risque-t-il ?
Il a peur.
Une peur ancestrale. Une peur du fond des âges.
Ses appareils clignotent.
Il transpire. Ses doigts dérapent sur les touches. Il rectifie son erreur et approche au plus vite vers la phase finale qui le délivrera.
« - Que faites-vous ? » hurle le prisonnier avec un accent marqué du nord, la France sans doute.
« - Enlevez-moi tout ça ! Que me faites-vous ? »
Il retient son souffle. Encore quelques secondes et tout sera fini. Quelques secondes, quelques degrés en moins.
« - Libère-moi abruti ou je te réduis en bouillie ! J’en ai écrasé plus d’une, des punaises dans ton gen… »
Le grand cri glacé des turbines d’injection qui s’arment couvre la fin des menaces sans rassurer l’homme en blouse blanche qui continue de pianoter sans répit.
Un déclic se fait.
Les doigts s’arrêtent de courir. Les yeux craintifs se tournent vers le visage difforme qui continue de hurler au travers du vacarme.
Il appuie sur le bouton de commande et le liquide fige le démon dans une abominable grimace de tout son corps.
En plus de sa rage, la douleur a pris place dans son regard. La douleur absolue. L’opérateur n’a encore jamais essayé l’hibernation spatiale, mais il sait, d’après les rapports que c’est certainement la douleur la plus pénible qui soit. Une douleur à faire avouer même les pires crimes. Une douleur comparée à laquelle la plus savante torture serait une bénédiction.
Les machines se calment.
Il retire ses gants et appuie sur un interphone.
« - Vous pouvez l’emmener. Je prends une courte pause. »
En allant vers le bloc de repos, il se dit qu’il est bien content de ne plus voir cet homme congelé. Même immobile, il lui fait toujours peur. Il passe devant le hangar où sont entreposés ses travaux. Il ne pose aucun regard sur tous ces corps immobiles où on ne lit guère plus que de la douleur.
Il allume une cigarette, heureux de ne pas faire partie du voyage pour Mairfan.









Chapitre 2


Washington (AFP)
Pour la première fois, des astronomes ont découvert une atmosphère
autour d’une planète située hors de notre système solaire mais il s’agit
d’une planète gazeuse de type « Jupiter chaude », au premier abord
plutôt inhospitalière. Cette planète, qui ne porte pas de nom, est située dans
la constellation voisine de Pégase, à environ 150 années-lumière de la
Terre, a indiqué la NASA.
[…]
« Il s’agit d’une découverte majeure », a estimé le scientifique Alan 
Boss, du département de magnétisme terrestre de l’institut Carnegie. « Il 
se peut qu’à l’avenir, on trouve sur d’autres planètes du gaz carbonique, 
de la vapeur d’eau, de l’ozone et du méthane et, dans ce cas, on pourra très 
bien soutenir que cette planète est habitable, si ce n’est habitée. »

Découverte de la première planète extra-solaire dotée d’une atmosphère.
Télex AFP du 27 novembre 2001


La grande porte métallique fait face à la route. Cette route au vieux bitume usé ne mène qu’à cette porte. Une porte immense derrière laquelle règne le mystère le plus absolu.
Le grand voyage pour Mairfan.
Il fait nuit et les portes sont fermées. Elles n’ouvriront officiellement que le lendemain matin, dans quelques heures. Mais Gabriel est attendu.
Du moins, il l’espère.
L’homme avance prudemment dans l’ombre. Il ne veut pas être repéré. Il a ses raisons. Il ne se cache pas, il n’est pas un bandit, mais il ne veut pas être vu. Il ne veut pas passer dans les TV Show. Sur toutes les chaînes du monde. Il se sent bien parmi les ombres. Ici est sa place. Il ne veut pas en ressortir.
Il est plutôt grand, 2 m 05, légèrement au dessus de la moyenne. Sa peau est blanche comme le lait, ses cheveux noirs comme la nuit. Il porte une tenue neutre : un pantalon droit foncé et une chemise en toile dure. Une tenue d’ouvrier. Mais ses manières trahissent l’homme cultivé, l’homme important.
Un interphone sur sa droite se met à grésiller légèrement.
« - Cheval de Troie ? »
Gabriel s’approche et répond d’une voix étouffée.
« - Goupil d’albâtre. »
L’interphone cesse de grésiller. Un déclic se fait et une porte dérobée s’entrouvre. L’homme s’y engouffre et disparaît derrière.

Je m’appelle Don. Je m’appelle Don. Je m’appelle Don.
Don Toleb.
L’homme est là, assis dans la petite salle d’attente, en sous vêtements : slip gris et chaussettes blanches. Un placard métallique lui renvoi son image qu’il n’apprécie pas beaucoup. Un corps tassé, penché en avant par un poids terrible et invisible. La peau un peu flasque et quelques bourrelets ça et là lui font dire qu’il est gros. Il se sent gros. Il se sent laid. Son visage surtout lui déplait. Il aurait tant voulu avoir un visage plus expressif ! Il déteste ces joues trop rouges et ce nez trop gros. Ses yeux semblent toujours dormir et sa bouche toujours bouder. Même lorsqu’il sourit, on a l’impression qu’il fait la gueule. Et cette peau ! Cette peau grasse et marquée ! Que de soins apportés pour rien ? Cette peau qui rougit si vite, qui se marque à chaque nuée d’hydrocarbure et qui pèle si facilement ! Cette peau si fragile qu’elle brûle aux moindres rayons de soleil !
Il attend depuis plus de dix minutes et cela l’angoisse. Il voudrait déjà être parti. Loin d’ici. Loin de ce monde usine, loin de ces rues bondées qui recouvrent les moindres espaces, loin de la population si envahissante, loin des pensées organisées, loin de …
Il ferme les yeux avant que le petit visage souriant ne revienne le torturer.
Mais c’est déjà trop tard. Elle est là. Elle lui sourit.
Gab ! Mon Gab !
Il ferme les yeux pour balayer l’humidité qui s’y accumule. Sa bouche se tord tristement dans une grimace de malheur. Une larme coule le long de sa joue et il tourne la tête vers la porte de la salle de vaccination.
« - Bon ! Qu’est-ce qu’ils foutent ? »
Sa voix chevrote un peu.
Tout plutôt que de penser. Tout, plutôt que de replonger sur sa vie, sur ses petits soucis mesquins, sur son cœur brisé. Il voudrait être au dessus de cela, mais finalement, il est comme tout le monde.
Tout, c’est à dire TOUT, même l’enfer.
Tout même Mairfan.

Il ne voulait pas de vaccin ! Il avait pourtant bien stipulé qu’il ne voulait pas de vaccin.
Il se souvient maintenant, en tâtant son pansement sur son abdomen douloureux. En relisant le contrat, il n’avait pas vu la clause qui aurait dû préciser qu’il n’aurait pas à subir de vaccin. Il n’avait pas fait attention. Il avait la tête ailleurs.
Mais quel vaccin était-ce donc, pour que ce soit si gros et si douloureux ?
Il quitte la salle d’examen. Il enrage. Il déteste se faire embobiner.
« - Si quelqu’un m’entend, ce dont je suis certain, enregistrez. » Il laisse passer un instant avant de menacer : « N’essayez pas de tenter autre chose. Il y avait une faille dans mon contrat, je le sais, mais il n’y en a pas d’autres. »
Il marche, s’arrête soudain, réfléchi puis ajoute :
« - N’oubliez pas que je suis un Symbio. »
Il repart.
« - Ne l’oubliez surtout pas. »

Il repense aux reportages qui se sont succédés sur la fameuse aventure spatiale. Il déteste la télévision. Toutes ces chaînes qui inondent la vie à tous les coins de rue, qui disent comment agir, comment penser, qui modèlent l’esprit à longueur d’année.
Il en sait quelque chose, il est Symbiomaticien.
Symbiomaticien ! Ah ! La belle affaire !
Il s’est toujours senti en dehors de son temps.
Il aurait tant aimé vivre au précédent millénaire, connaître toutes ces choses naturelles qui recouvraient le monde alors. Il avait vu des Cristabs sur les forêts. Déjà un arbre, c’était fabuleux. Mais une forêt ! Toute une forêt avec de vrais arbres. Il avait vu des champs. Mieux : les déserts ! Désert ! Qui savait encore ce que voulait dire ce mot ? Qui pouvait encore le comprendre ?
Lorsqu’il en parle, on le traite de fou, alors il n’en parle plus.
Il veut partir. Quitter ce monde absurde.
Il se demande comment il a pu arriver à son poste. Il n’avait jamais eu de goût pour les études, il était brillant, il réussissait sans trop se forcer. Mais finalement, il se moquait complètement de tout ce qu’on lui enseignait. Il aurait aimé les lettres, l’histoire, la peinture, l’amour, n’importe quoi sans profit immédiat. Ah ! Se plonger dans le passé où il faisait si bon vivre. Ce passé où les guerres avaient encore une âme et une dignité. Ces fléaux qui régissaient l’équilibre humain et qu’on ne connaît plus sous peine de tous disparaître. Ce temps que les plus vieux des plus vieux Cristabs gardent en mémoire et distillent tant de regrets.
Il avance lentement dans un couloir sombre et encombré de caisses, d’outils et de tuyaux. C’est un couloir pour les machinistes. Un passage discret. L’homme qui le précède et lui ouvre le chemin est sympathique. Un petit rougeaud joufflu toujours prêt à lancer une blague ou faire un jeu de mot. Don essaie de lui sourire comme il peut, mais il se sent trop tendu. Il a hâte que tout ce cirque soit terminé.
« - Tu y seras dans quelques minutes. » Dit l’homme en lui jetant un clin d’œil complice. « C’est quand même bizarre que tu ne veux pas passer devant les caméras. Au début, je me suis dit, bon sang ! encore un de ces foutus saboteurs ! Mais j’ai vite déchanté. Les ordres venaient de tout en haut ! Et même d’au dessus encore, y paraît ! Faut vraiment que tu sois quelqu’un ! »
Don grimace un autre sourire, il se sent obligé de répondre.
« - Je ne suis qu’un Symbiomaticien. Et je n’ai pas envie qu’on sache que je pars. »
L’homme rond émet un sifflement.
« - Bin ça alors ! Si je m’attendais à accompagner un Symbio ! »
Il hausse les épaules et Don se dit avec amertume qu’il va être tranquille jusqu’à destination. Si l’homme lui parle à nouveau, il aura droit au vouvoiement.
Qu’avait-il donc de plus pour mériter ces traitements ? Ou de moins ?

Je m’appelle Don. Je m’appelle Don. Je m’appelle Don.
Don Toleb. Don Toleb.
Pourquoi a-t-il choisi ce nom ?
Pourquoi est-il là ?
Il est installé aux commandes Symbiomatiques. La pièce est baignée d’une lumière tamisée. Des dizaines d’écrans distribuent des informations et des images en continu. Des fils relayent les appareils à son crâne, ses poignets, son cou. Une mini caméra surveille les variations de sa pupille à la recherche d’une trace de fatigue. La vie de tant d’hommes et de femmes dépend de son travail !
Tout est OK.
Il n’a que quelques commandes basiques à déclencher. Ses doigts pianotent par instants sur les écrans ou sur d’antiques claviers à touches. Il a demandé spécialement ce genre d’appareils. C’est sa façon de lui rappeler le passé dans cet environnement hyper sophistiqué. Sa touche personnelle. Evidemment, lorsqu’il faudra aller vite, il passera en mode neuronal. Mais il aime bien le contact des touches sous ses doigts.
Un écran lui présente le sas d’entrée avec toutes les caméras, tous les journalistes, tous les animateurs TV, les flashs et les colons volontaires qui embarquent. Ils se prennent pour des stars ! On dirait des cochons dans un abattoir sous-terrain.
Don exécute une commande et l’écran change. Un flux de données défile. Il le regarde un instant sans passion, il souffle et détourne son attention.  Il ne supporte plus ces émissions débiles.
Il ne supporte plus ce monde.
Il ferme les yeux.
Il voudrait pleurer.
Il voudrait mourir.
A quoi rime donc cette vie ?
Sans toi ?
La sirène aiguë le tire de sa morosité. Il reprend ses réflexes de Symbio. Il réceptionne l’information : GSM359 – Inattention prolongée.
Il sourit amèrement puis reprend son travail.
Sans joie.





Chapitre 3

Exceptionnel ! Nous apprenons ce matin de source sûre
qu’un projet d’envergure mondial vient de voir le jour dans 
cinquante des plus grandes entreprises d’aéronautique et de
motorisations Platz. Il s’agirait, s’est-on laissé dire, de la préparation
d’un fantastique voyage à destination d’une planète paradisiaque 
appelée M.A.I.R.F.A.N. ainsi baptisée par les initiales des membres
de l’équipe qui l’a découverte.
[…]
Totalement dénuée de pollution, recouverte de mers paisibles, aux
îles bordées de lagons et peuplées de fleurs et d’arbres merveilleux… 
plus d’un se bouscule déjà pour obtenir sa part de rêve !
Alors faites vite !
Vous aussi, soyez du voyage ! Vous aussi, vous avez le droit au bonheur !
Vous aussi, achetez votre place pour la plus extraordinaire des 
opportunités de ce siècle !
Destination Mairfan : le plus grand canular de tous les temps – Archives officielles

Jimmy H, l’animateur vedette de la mythique et mondiale chaîne TV One, exulte en entendant son assistante lui susurrer dans sa micro-oreillette invisible, le record d’audience qu’il est en train de battre. Mieux que tous ses concurrents, son émission est transmise et reportée sur une centaine de satellites - dont les plus prestigieux - et présentée sur plus de dix mille chaînes qui ne peuvent pas couvrir l’événement. En un mot, il englobe toute la planète. Personne au monde ne peut aujourd’hui ignorer, ni son nom, ni son visage.
« - Roi du monde ! » Murmure-t-il. « Roi du MONDE ! »
Il trouve ces colons bien craintifs cependant. Quelle bande de paranos névrosés, de psychopathes en mal d’amour ou de demeurés aux rêves puérils !
Heureusement qu’il est là : Jimmy H, Jimmy super Star ! Roi du monde.
Cela fait plus de deux heures qu’il est sous les feux des projecteurs et il n’a pas eu un instant de répit.
Soixante-sept pour cent d’audience ! Incroyable ! Jamais personne n’a fait autant sur toute la planète. Ça représente pas moins de deux cent quatre vingt milliards de personnes ! Plus de la moitié de la population planétaire !
Il rigole de son rire fabriqué qui plaît tant au public en donnant une bonne claque amicale sur l’épaule du colon qu’il est en train d’interviewer. Il n’a rien écouté de ce qu’il disait. Mais il connaît bien son métier et il sait qu’il est temps de changer de sujet. Il faut aller vite. Il faut enchaîner. Ne pas laisser l’occasion de passer sur une autre chaîne.
Et puis, il irait bien aux toilettes. Il a une envie pressante qui monte, et cela malgré les médicaments qu’il a pris avant de commencer l’émission.
Il fait un signe au régisseur qui s’étonne comme s’il se réveillait. L’homme parle avec quelqu’un par le COM puis accepte sa requête d’un signe de tête. Jimmy enchaîne aussitôt.
« - Ah ! Mesdames et messieurs, mes amis ! Quel moment extraordinaire ! Quelles aventures fabuleuses attendent tous ces courageux colons ! Qui ne les admire pas ? Qui n’admire pas leur conviction et leur dévouement ? »
Il fait un pas de coté pour changer de caméra. Il sait parfaitement qu’il va être suivi par ses assistants. Il a une équipe de pros. Les meilleurs ! Tous les moyens ont été mis pour faire de lui LA référence mondiale en matière de télévision.
« - Comme moi, vous êtes impatients ? »
Il pointe la caméra du doigt.
« - Alors ne quittez pas ! Nous revenons tout de suite. »
La lumière rouge s’éteint. Ils ne sont plus en ligne.
Il souffle et perd soudain son sourire angélique. Son œil brille. Ses dents si blanches sur sa peau d’ébène éclaboussent, tout autour, sa satisfaction machiavélique. Il embrasse deux ou trois de ses collaborateurs, passe des mains dans le dos, félicite, néglige les colons tout en prenant le chemin du caisson sanitaire.
Oui vraiment, il a fait une fabuleuse prestation !
Jimmy H, Roi du monde !

« - Jimmy ! »
La voix dans la micro-oreillette le fait sursauter au plus mauvais moment.
« - Merde ! t’es conne ! Je me suis pissé dessus ! Va falloir que je change de futal ! Ça va pas de gueuler comme ça ? »
La voix rigole puis retrouve son ton sérieux.
« - Magne-toi ! On a un petit guignol qui nous pique la vedette. Il tape déjà dans les trente-sept pour cent sur CNShow. On ne peut pas laisser faire ça ! »
« - Merde ! trente-sept ? Ok, je fonce. C’est qui ? »
Il termine, sort en vitesse de la cabine sanitaire et déboule dans sa loge. Il dégrafe son pantalon pendant qu’une assistante lui en sort un autre absolument identique.
« - Un colon. » Elle rigole.
« - Qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle rigole encore.
« - Rien. C’est ce type. Il fait rire tout le monde. Magne-toi, il lorgne vers nous, on ne devrait pas avoir de mal à le faire venir sur notre plateau. J’ai envoyé quelqu’un le chercher. On reprend l’émission avec ou sans toi. »
« - J’arrive. »

Quatre-vingt-six pour cent ! Ils ont obtenu quatre-vingt-six pour cent d’audience ! Du jamais vu.
Jimmy H est lessivé. Il a donné tout ce qu’il avait, toute sa science pour capter l’image, pour capter l’attention du public, il a tout fait pour ne pas se faire effacer. Du coup, de la simple interview, son émission s’est transformée en duel d’animateurs.
Et quel duel !
Ce colon avait quelque chose d’exceptionnel. Il avait vraiment ça dans le sang. Jimmy n’est pas mécontent qu’il parte pour Mairfan.
Un concurrent de moins !
Il repense aux deux heures de joutes qui se sont enchaînées avec cet étrange Asiatique si vivant et drôle. Son nom même faisait rire. Pô Lee. Avec son accent pincé, il répétait : « Je suis poli ! » Son nom revenait à toutes les sauces et tous les jeux de mots imaginables.
Mais il ne faisait pas rire Jimmy.
En pensant à tout cela dans son fauteuil bulle relaxant, Jimmy n’arrive pas à comprendre. Il est aux anges et en même temps, il y a quelque chose qui le tracasse.
Ce type est meilleur que moi.
L’évidence est là. Elle fait mal, mais elle est là. Et l’ignorer serait une erreur gravissime.
Il est meilleur que moi.
Pourquoi s’en inquiéter ? Après tout, dans quelques heures, il sera loin de la Terre, pour un allez simple vers nulle part d’où il ne reviendra jamais. Ou si vieux !
A condition qu’il parte.
S’il manque le départ ?
Il est déjà célèbre.
Une sueur froide redresse Jimmy qui bondit hors de son fauteuil.
Il ne faut pas qu’il manque le départ.

« - Jimmy ? »
L’oreillette daigne enfin lui donner des nouvelles. Il commençait à s’inquiéter.
« - Quoi ? »
« - Nous avons du nouveau. Pô Lee a un complice dans la foule du staff d’accompagnement. On tient ça de source sûre. »
Jimmy crispe les poings.
« - Je le savais ! Je le savais ! Il faut le retrouver ! Tu m’entends Jeanne, il faut le retrouver ! Nous tenons un super scoop ! Tu as qui sur le coup ? »
« - Presque tout le monde. Nous avons déjà des pistes sérieuses. Mais nous ne pouvons pas en faire trop, la sécurité va se poser des questions. »
Jimmy se redresse.
« - Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas laisser filer une bombe comme ça parce que tu as peur de la sécurité ? Tu te fous de moi ? »
« - Calme-toi Jimmy ! Nous faisons tout ce que nous pouvons. »
Jimmy éclate de rire.
« - Ecoute ma petite Jeanne, je connais bien le métier et je peux te dire un truc, si on ne met pas le paquet, nous allons manquer le scoop et si cela arrive, nous allons être ridiculisés par n’importe laquelle des chaînes concurrentes où il va se faire embaucher ! »
Il marque une pause.
« - Tu sais ce que ça veut dire ? »
Elle se tait.
« - Il faut mettre le paquet et plus encore. Tu m’entends ? »
« - Comme tu veux Jimmy. »
« - Et un peu d’enthousiasme, Ok ? »
Elle soupire.
« - Je suis nase, Jimmy. »
« - Nous le sommes tous ma biche. J’ai confiance en toi, c’est important. »
Il la sent sourire, il la connaît bien, cette petite rousse squelettique aux yeux verts.
« - Ok Jimmy, t’as raison. Je fonce. On va l’avoir ton scoop. »


La nuit est tombée. Jimmy fait les cent pas devant la baie vitrée de sa loge. Pas de nouvelles depuis plus d’une heure. Ils ont retrouvé le complice et le filent. Mais il ne fait rien. Il fait son boulot comme si de rien était. Il sourit cependant un peu trop pour être innocent.
Et si jamais ils avaient un autre complice ? Dans ce cas, tout était fini.
Mais c’est peu probable. Il faut avoir une personne en qui on a vraiment confiance pour entreprendre une aventure pareille. Impossible de se confier à n’importe qui.
Alors il agira. Il fera sortir Pô Lee de l’enceinte de lancement. La longue plate-forme d’embarquement sera expédiée dans l’espace vers la nef qui attend en orbite. Il ne restera rien au sol. Pô Lee doit donc absolument quitter le périmètre.
Ou partir.
« - Ça y est ! Nous l’avons ! »
La voix de Jeanne résonne avec délice dans ses tympans.
« - Je t’envoie des images sur la fréquence privée. »
Jimmy quitte la vue sur l’urbanisation excessive à l’africaine qu’il ne regardait pas pour courir vers le mur d’images formé par une vingtaine d’écrans géants. Une misère comparée  à tous les moyens engagés, mais il n’y avait pas besoin de plus.
« - Ok, je les vois. »
Avec la caméra à infrarouge, Jimmy distingue nettement la silhouette des deux hommes qui se détachent en rouge sur le fond noir. Flagrant délit d’évasion. Pô Lee passe souplement par une trappe que son complice a ouverte.
« - Ne perdez pas une goutte de ça ! » murmure Jimmy comme s’il pouvait être entendu par les deux fugueurs. « Nous aurons besoin de ces images, je peux vous le certifier ! On est sûr que c’est Pô Lee ? »
« - Nos détecteurs sont formels à soixante-trois pour cent. »
« - Bien. »
Les deux évadés referment la trappe et se dirigent vers l’autre extrémité du couloir. Ils se sont fait une accolade. Jimmy les regarde filer.
Ce n’est pas possible.
Un mélange d’admiration et de crainte le prend. Jalousie ou fascination ?
« - Et la sécurité ? » Demande-t-il d’une voix soudain glacée.
« - Ils ont flairé quelque chose. Ça risque de devenir intéressant. J’espère qu’il n’y aura pas trop de sang. »
Jimmy baisse les yeux. Il ne sait plus.
« - J’espère aussi. »
Puis, tout va très vite.
Des projecteurs s’allument et éblouissent les caméras infrarouges dans un éclair orange sur chaque moniteur avant qu’elles ne basculent automatiquement en mode normal et rendent l’image.
On entend des cris, des menaces, des chiens qui aboient. Quelqu’un crie « non ! non ! » et à son accent, on devine qu’il s’agit de Pô Lee.
« - Vous filmez ? » s’inquiète Jimmy effaré par le spectacle.
« - On a tout. C’est terrible. Qu’est-ce qu’on fait ? » Répond le caméraman.
Les images sont abominables. Les chiens ont été lâchés et maintiennent à terre l’évadé et son complice. Du sang coule sur plusieurs blessures assez graves.
« - Restez planqués. »
Les agents de la sécurité arrivent sur place.
Ils sont armés.
Ils donnent des coups de pied dans les côtes.
Les os craquent.
Ils tirent plusieurs coups de feu.
Les corps allongés sursautent et retombent inertes.
La mort pétrifie Jimmy.
Il met les mains sur sa bouche.
Il voudrait crier.
Mais il ne peut pas.
Il se précipite dans la zone sanitaire pour vomir.

C’est le matin. Jimmy est pâle, sa peau noire a perdu toute sa vie.
Il n’a pas dormi.
Tout cela est de sa faute. C’est lui qui a tué ces hommes. C’est lui.
Quelqu’un sonne à sa porte. Depuis vingt minutes au moins.
Mais Jimmy s’est enfermé.
C’est lui.
C’est lui le coupable.
Il se lève, marche jusqu’à la salle de bain. Il se regarde dans le miroir. Ses yeux se brouillent. Il n’a pas pu faire ça ?
C’est lui !
Assassin !
La sonnerie s’arrête. Quelqu’un va ouvrir la porte.
Il ouvre un tiroir. En sort un vieux pistolet à cartouches pour femme qu’on trouve partout dans les rues.
Assassin !
Il pose le canon sur sa tempe.
Assassin !
Il tire.




Chapitre 4

Sous couvert de la ridicule mascarade du voyage pour Mairfan, 
offerte aux yeux de tous au travers de ses multiples filiales 
médiatiques, le West International Space Consortium vient de réussir 
la plus formidable spéculation boursière de tous les temps. Non 
content de s’en tirer, après le cuisant échec de sa campagne de 
publicité mensongère, en obtenant in extremis un contrat (on ne 
peut plus louche) de délestage des centres d’incarcération, le 
tout-puissant groupe vient de racheter la quasi totalité des actions du
JJJ-NASA, son principal concurrent. Tandis que tout le monde a les 
yeux rivés sur le ciel, il semblerait que quelques arrangements secrets 
ont eu lieu, au nez et à la barbe de tous.

Tiré du journal « Libre arbitre » - Article censuré.

Ella a chaud. Elle a ouvert la fenêtre de la cuisine à cause des odeurs de cuisson, parce que le renouveleur d’air ne fonctionne plus. Du coup, non seulement elle est abrutie par le ronron des systèmes de climatisation des voisins mais en plus elle laisse entrer la chaleur qu’ils refoulent.
Elle n’en peut plus. Elle veut souffler enfin.
Dans le salon, les enfants jouent. Ils sont jeunes et trop nombreux pour cette petite pièce. Ils sont bruyants. Comme des enfants qui jouent.
Ella s’assoit sur un tabouret en bois qu’elle a récupéré chez un brocanteur un peu louche. Quelle importance après tout si ce n’est pas un tabouret d’origine, puisqu’il ne lui a presque rien coûté ?
Pourquoi a-t-elle fait autant d’enfants ? Cinq enfants. Cinq garçons.
Ella voulait une fille.
Elle regarde sa grosse poitrine se soulever au dessus de sa bedaine et de ses hanches trop larges. Elle était si belle avant ! Pourquoi avait-elle laissé filer toutes ces années ?
Ella secoue la tête et allume la télévision de la cuisine.
C’est un vieux poste. Un simple écran mural au plasma. Sans effets 3D ou tous ces nouveaux gadgets qu’ils peuvent y incorporer. Un vieil écran mural qui fonctionne. C’est déjà pas si mal.
Les enfants crient à coté.
« - Ça suffit Ben ! Maman va se fâcher ! »
Elle veut écouter l’émission. Ça a l’air intéressant.
« - Mais c’est pas moi Maman, c’est Syline ! »
« - Faites moins de bruit alors ! Sinon vous allez voir ! »
Les enfants chuchotent, se remettent à courir puis les cris reviennent.
Ella soupire. Que peut-elle y faire ?
Machinalement, sa main glisse sur le plan de travail, tombe sur une barre chocolatée qu’elle porte à sa bouche sans quitter des yeux l’écran. Elle ouvre de grands yeux. Ses grands yeux gris qui lui valaient tant d’éloges avant. Le départ pour Mairfan est imminent et elle se laisse prendre par le suspens du compte à rebours.
Elle n’en revient pas quand même. Tous ces gens qui partent pour l’autre bout de l’univers. Qui partent pour une planète inconnue où on ne sait même pas si la vie est possible. Combien sont-ils à partir ? Elle ne sait pas, mais elle a vu beaucoup de colons défiler pendant l’embarquement. Cinq mille ? Oh non ! Ce n’est pas possible. Mais il y avait beaucoup de monde.
Ella chiffonne le papier du chocolat et le jette dans le compacteur à ordures qui l’absorbe. Elle prend un mouchoir dans sa poche et essuie machinalement les traces de chocolat au coin des lèvres.
L’écran diffuse des images de la nef vue de l’espace. Elle entend mal le commentateur mais de toute façon, elle ne comprend pas bien ce qu’il dit. C’est trop technique. Elle ne comprend rien à la technique.
Ce vaisseau paraît immense. Elle n’en a jamais vu de pareils. On dirait un œuf. Un œuf tout blanc. Un œuf gonflé de gens, d’hommes et de femmes qui vont traverser l’espace pour tenter de résoudre le problème crucial de la surpopulation. Elle n’y comprend pas grand chose à la surpopulation, mais elle sait que c’est un problème grave. Il y a trop de monde sur Terre.
Elle attend le départ avec impatience.
Mais il ne semble rien se passer.
Elle attrape une nouvelle barre chocolatée.

Le bureau est immense. Ahmed en est fier. Un bureau tout en acajou ancien. Une véritable fortune. Le dos appuyé contre le cuir de son fauteuil, les mains posées devant lui l’une sur l’autre par le bout des doigts, il contemple le résultat de plusieurs générations de réussites sociales. Ses cheveux frisés sont parfaitement coiffés, sa peau colorée respire les soins méticuleux des esthéticiennes. Il sait qu’il est beau. Il est beau et il a de l’argent. Beaucoup d’argent.
Des immenses fenêtres qui occupent trois des murs, il a une vue exceptionnelle sur la ville infinie. Tous les toits des beaux quartiers sont à ses pieds. Il est tout en haut d’une immense tour de verre. Une tour à lui. Un pic dans la ville: symbole de sa puissance.
Il jette un coup d’œil rapide sur un écran qui reste silencieux. Il n’a pas besoin d’entendre les inepties des commentateurs. Il sait très bien ce qui est en train de se passer. Ce qui l’intéresse, c’est combien cela va lui rapporter.
Le coté aventure, le coté exploit technique, le coté avancée pour l’humanité, tout cela n’est bon que pour jeter de la poudre aux yeux de ceux qui veulent bien se laisser faire. Mais Ahmed n’est pas de ceux-là.
Son costume gris anthracite est impeccablement coupé. Il l’a fait faire sur mesure par un grand couturier qu’il côtoie comme l’un de ses amis. Mais il n’est pas son ami. Il n’a pas d’ami. Il n’y a que la famille qui compte.
Il se lève et contourne la surface lustrée du meuble majestueux qui sent bon la cire artificielle. Les dossiers sont bien rangés, les appareils de sécurisation sont discrets. Tout est savamment incrusté dans des objets décoratifs somptueux. Il aime vraiment tout cet étalage de luxe. Il aime sa vie. Il ne comprend pas les autres. Ceux qui se contentent de la misère et qui se laissent piétiner dans ce monde sans cesse plus petit.
Il a le pouvoir.
Il peut faire changer les lois.
Il peut aider à résoudre les problèmes.
Comme délester les prisons.
Il sourit et appuie sur le bouton d’un interphone.
« - Amélie, dites moi ? » Il sourit de toutes ses dents. Sa voix danse dans l’air une valse avec le charme.
« - Oui monsieur ? »
Il aime ça. Il aime qu’on l’appelle monsieur. Son père et son grand-père le lui ont toujours répété : ce qui compte, c’est le respect. Si quelqu’un te manque de respect, détruis-le. Réduis-le en poussière. Sinon, c’est lui qui le fera.
Il a toujours appliqué ce conseil fort précieux. Et il n’a jamais eu à s’en plaindre.
« - Où en est-on ? »
Il entend les doigts de sa jolie secrétaire sur un clavier.
« - Tout va plutôt bien, monsieur. Nous avons dépassé les trois pour-cent. »
La bouche d’Ahmed exprime sa satisfaction et il hoche la tête.
« - Trois pour-cent ! Pas mal ! Nous n’attendions pas tant. »
Il prend un club de golf dans un placard.
« - Voulez-vous dîner avec moi ce soir, Amélie ? »
Il pose une balle sur le sol.
« - Bien sûr, monsieur. Dois-je changer de tenue ? »
Il sourit en préparant son tir.
« - Non, vous serez très bien ainsi. Nous irons dans mon petit loft privé. »
« - Très bien, monsieur. »
Il arme son bras et le club monte au dessus de son épaule dans un geste parfait.
« - Ah au fait ! »
« - Oui monsieur ? »
« - Faites prévenir ma femme, je ne rentrerai pas ce soir. »
« - Cela va de soit, monsieur. »
Il tire, la balle frappe une baie vitrée sans la briser et retombe sur le sol qui absorbe sa course folle. La balle finit dans un compacteur à ordures.
Bon voyage !
Il sourit. Il préfère largement être celui qui tient le club que tous ceux qui sont enfermés dans la balle.
Bon voyage ! Et bonne chance.
Il n’en croit pas un mot.

Viridiana s’allonge dans son sofa avec pesanteur. La TV du salon fonctionne dans un coin, mais elle n’y prête pas attention. Elle a envie de pleurer. Son cœur va exploser sous peu, mais elle n’a pas le droit de le montrer. Il est parti. Il est parti à tout jamais. Il ne sera plus là pour combler ses joies et lui apporter toute cette lumière dans chacun des pores de sa peau parfumée. Il est parti. Elle l’a chassé.
Elle lui a dit de ne plus jamais la revoir.
Elle ne le reverra plus.
Et son mari va rentrer.
Ses yeux se posent sur les images de l’écran géant plus qu’ils ne les regardent. Viridiana ne voit pas. Elle a mal et elle attend. Elle attend que la soirée passe pour enfin se retrouver seule et pouvoir pleurer.
Pendant qu’il dormira.
Elle aura envie de le tuer encore. Cet abruti si arrogant qui veut tout diriger et qui décide de tout comme au temps de la préhistoire.
Mais les enfants l’aiment tellement.
Elle ne pouvait pas abandonner ses petits ?
Elle ne pouvait pas.
Les larmes coulent malgré elle. Des larmes denses et chaudes. Des larmes silencieuses et chargées de peine.
Elle se lève et va dans la salle de bain. Elle se passe un peu d’eau fraîche sur le visage et rectifie son maquillage qui n’a presque pas bougé. L’écran au-dessus du lavabo diffuse un clip musical. Elle sort de cette pièce qui empeste l’eau de toilette pour homme.
Elle ne supporte plus son odeur. Cette odeur de fauve, cette odeur de mâle en rut. Comment a-t-elle pu se laisser avoir par cet abruti ?
Pourquoi n’a-t-elle pas su attendre ? Attendre son Dimitri ?
Les larmes reviennent, elle les retient.
L’écran du salon occupe un temps son esprit. Il y a peu de commentaires. Des personnes en noir pleurent dans un cortège. Toute une foule d’inconnus en deuil. Elle se souvient d’avoir entendu parler du décès prématuré de cet animateur. Comment s’appelle-t-il déjà ?
Elle était avec Dimitri.
Dans sa chambre.
Elle était si bien dans ses bras. Dans sa douceur. Loin de tout.
Si proche de sa vie à elle !
Elle change de chaîne et tombe sur l’énorme œuf de l’espace, comme elle l’appelle. Cela fait des mois que toutes les télés du monde en font la une ! Elle en a assez de ce gros canular. S’il y a des gens assez stupides pour croire que ces colons sont des héros ? Partir dans l’espace ?
Partir ?
Pourquoi vouloir partir ?
Pourquoi laisser partir ?
Pourquoi séparer ceux qui s’aiment ?
Un bruit de clé dans la serrure lui apporte la réponse et tout à coup elle a peur : Boris rentre avec les enfants. Il ne faut pas qu’ils la voient comme ça.
Elle se repoudre vite fait les yeux. Ça va. Il ne verra rien.
« - Maman ! »
Les petits se jettent dans ses bras. Elle leur sourit et les embrasse. Son cœur se gonfle un peu du bonheur de leur présence.
« - Papa a dit qu’on pourrait aller au Jeeneti demain ! C’est papa qui l’a dit pas vrai ? »
Elle sourit et fait un signe de tête.
« - Si papa l’a dit… »
Les petits ne perçoivent pas son amertume. Ils sont encore trop jeunes.
« - Ouais ! On va aller à Jeeneti ! On va aller à Jeeneti ! » Les enfants chantent en sautant.
« - Je croyais que tu ne supportais pas ces émissions sur l’expédition Mairfan ? » Raille Boris derrière elle en lui glaçant l’échine.
« - J’étais en train de changer. Ils passent un enterrement sur TVOne. » S’entend-elle répondre.
Il pose sa main sur son épaule et remonte en appuyant jusqu’à son oreille. Il lui fait mal. Il croit qu’elle aime ce geste.
Dimitri sait ce qu’elle aime.
Mais il est parti.
Il est parti.
Elle l’a chassé.
« - Mets SZI-Sport » commande-t-il en se laissant tomber dans le sofa de tout son poids. Elle se recale et caresse la tête des enfants.
« - Tu m’entends ? » grogne-t-il. « Tu veux que je loupe le début du match ou quoi ? »
Elle attrape la commande et sélectionne le bon canal.
« - Allez, venez les enfants. On va jouer dans la cuisine. Papa ne veut pas être dérangé pendant son match. »
Les enfants la suivent en trépignant de joie. Ils vont à Jeeneti !
Sur le seuil de la porte Boris ajoute :
« - Au fait ! tu sais l’ami des Roskov, Dimitri Smirven, tu te souviens, on l’a vu plusieurs fois dans des soirées ? »
Elle se fige. Dimitri.
« - Tu sais l’idiot que tu trouvais séduisant ? »
Elle tremble. Dimitri.
« - Oui. Je me souviens de lui, pourquoi ? »
Le match commence.
« - Oh, pas grand chose, il s’est tué ce matin dans un accident de Droptère. »
Elle passe la porte de la cuisine. La lumière blanche est glacée. Les enfants bourdonnent tout autour. La propreté lui déchire les narines. L’air qu’elle respire avec peine lui dessèche le palais. Ses épaules se raidissent.
Dimitri.
Sa vie s’est figée.
Dimitri.
Toute sa joie est restée dans l’autre pièce.
Dimitri.
Elle se sent froide comme les baisers de l’hiver dans les rues de Moscou.
Dimitri.
Une voix répond. Une voix étrangère qui sort de sa gorge. Une voix froide et posée :
« - Ah ? C’est triste. »


« - Dieu vous le fera payer ! Vous m’entendez ? Dieu vous le fera payer. »
Il pue la vinasse et la crasse. Il titube en beuglant ses sermons insensés. Il traîne souvent dans le quartier. Il dort près des évacuations des chaufferies. Il fouille les containers des compacteurs à la recherche de nourriture. Cela fait des années que ça dure. Les gens s’y sont fait et l’évitent en pressant le pas.
« - Dieu ! Vous m’entendez ? Dieu ! Il vous fera payer ! »
Il lève un doigt vers le ciel et baisse la tête en vous fixant d’un œil mauvais. L’œil du jugement.
On ne sait pas bien ce qu’il veut. Il répète toujours la même phrase. Ensuite il s’effondre et il se remet à boire. On ne sait pas bien d’où il récupère sa boisson, mais il n’en manque jamais.
« - Dieu ! Dieu va vous montrer du doigt ! Ne voyez-vous pas son instrument vengeur dans le ciel ? Ne voyez-vous donc rien ? »
Il s’appuie contre un mur et ferme les yeux en serrant les dents.
« - Pardonnez-leur Seigneur ! Ils ne savent pas ce qu’ils font ! Pardonnez-leur. »
Il fixe la nouvelle lune. La lune artificielle du vaisseau géant pour Mairfan.
« - Pardonnez-leur Seigneur ! Epargnez-nous le feu du ciel ! Pitié ! Pardonnez-leur ! »
Il se remet à tituber.
Il se tait. Il avance vers un autre groupe.
Depuis combien de temps suis-je là ? Je suis arrivé hier. Oui c’est ça, hier. Je ne sais plus. Et puis j’ai rêvé. Ma femme m’attend. Comment s’appelle-t-elle déjà ? J’ai oublié. J’ai oublié depuis hier. Ou bien était-ce avant-hier ? Je ne sais plus. Tiens, j’ai soif. Oui c’est ça. J’ai soif.
Il sort péniblement la bouteille de sa poche et la porte à ses lèvres sans retenue. Il engloutit une bonne moitié du liquide rouge et n’en perd pas une goutte.
Oui c’est ça. Hier. Demain, il faudra que j’aille au boulot. Oui c’est ça. Mais mes rêves ? Je ne peux pas rester à ne rien faire ! Il faut les prévenir ! Ils ne savent pas ?
« - Priez ! Priez le Seigneur ! Vous m’entendez ? Priez le Seigneur et Il vous écoutera ! Il écoute ceux qui ont l’amour dans leur cœur ! Priez ! Et vous pourrez peut-être éviter le feu du ciel ! Priez ! »
Il titube encore un peu, s’approche d’un groupe de jeunes qui discutent et qui se sauvent en riant avant qu’il ait pu les atteindre.
Demain. Oui, demain j’irai travailler. Il faut que je finisse mon travail. Mais non ! Demain il y aura le feu du ciel ! Je ne peux pas aller travailler ! Non ! Il faut que je leur dise. Il faut qu’ils m’écoutent.
Il montre le ciel encore, toujours la petite tache blanche que forme le vaisseau pour Mairfan. Cela fait des années qu’il répète les mêmes gestes. Il fait pitié ce pauvre homme.
« - Priez ! L’apocalypse viendra du ciel ! Les anges vengeurs descendront du ciel et livreront le feu Divin ! Priez ! Priez tant qu’il est temps ! Priez mes frères. »
Il tombe et se relève.
Qu’est-ce que je fais là ? Qui suis-je ?
Il regarde autour de lui, ahuri. Il fait pitié.
Le feu du ciel. Ah oui c’est ça. Il faut leur dire. Ah oui ! J’ai soif.

Des sirènes approchent. L’homme regarde dans leur direction et s’élance à l’opposé dans sa démarche titubante, comme un pantin désarticulé. Les fourgons me dépassent. Des fourgons à roues. Des anciens modèles de la police. Ils s’arrêtent au niveau du prêcheur clochard. Les portes coulissantes s’ouvrent et des hommes en combinaisons Heinesz en sortent et le prennent sans ménagement par les épaules. Il crie.
« - Dieu vous le fera payer ! Vous m’entendez ? Dieu vous le fera payer ! »
Ils l’embarquent et les fourgons disparaissent.
Je lève les yeux au ciel. Quelle drôle de lune ovale ?
Pardonnez-nous Seigneur. Je murmure.
Et la vie reprend son cours.








Chapitre 5

Ne dit-on pas qu’un homme est égoïste sous prétexte 
qu’il s’attache à faire ce qu’il a à faire pour lui-même 
plutôt que de s’occuper des autres ? Mais est-il mieux de
se consacrer entièrement aux autres au détriment de
soi-même ? Est-ce vraiment rendre service aux autres ?
Celui qui se consacre à sa véritable tâche personnelle 
dans un souci de quiétude intérieure, celui-là trouvera 
des dispositions pour servir les autres sans se détruire
lui-même. Il aura de la force à partager.
L’égoïsme, c’est ne penser qu’à soi et ne pas en tirer de 
satisfaction profonde. C’est se détruire en détruisant
les autres. Ce n’est pas un défaut, c’est une maladie.
.
Paroles – La sagesse du Pranataï


Don s’est levé tôt. C’est le grand jour. Le jour du départ.
Tout le monde à bord est en effervescence. Les équipes s’affairent dans tous les coins et organisent les derniers préparatifs.
Don a fait un tour rapide du vaisseau. Cela lui a pris deux jours. Et encore, il n’a pas fait tous les étages. Loin de là. La vue de la Terre en orbite est prodigieuse. Don aurait pu rester des heures sur le pont panoramique, rien qu’à regarder tout ce bleu parcouru de frissons blancs. Les satellites se croisent dans tous les sens. C’est une véritable nuée de ferraille qui s’interpose entre la nef et la planète bleue. La Terre est si belle vue de là-haut ! Là-haut, on ne voit pas les hommes. Là-haut tout paraît encore pur.
Maintenir le vaisseau va être un véritable défit pour un Symbiomaticien. Il y a peu de place pour la vie à bord. Ils sont trop nombreux à être encore éveillés. Tous les membres d’équipage sont sur le pont pour le départ. Après, ils seront hibernés et réveillés au fur et à mesure des tours de garde qui seront organisés tous les ans.
Don croise le commandant du vaisseau qui se dirige vers lui avec toutes ses médailles et décorations cousues sur la poitrine de son uniforme blanc.
« - Bonjour monsieur Toleb. » L’homme lui sourit, un peu crispé. Tout le monde à bord est tendu. Personne n’est sûr de ne pas commettre une grossière erreur. «  Tout semble aller selon vous ? »
Don sourit aussi, amusé. C’est le privilège des Symbio. Ils n’ont pas le pouvoir : ils sont au dessus du pouvoir.
« - Tout va bien. Je vais avoir du boulot, mais tout va bien. Vous pouvez m’appeler Don, vous savez. »
Le commandant se détend et change de sourire.
« - Vous avez raison. Appelez-moi Sam, s’il vous plaît. »
Ils se serrent la main.
« - Ok Sam. Je ne vous retiens pas. Nous avons tous les deux beaucoup à faire. »
Sam hausse les épaules.
« - J’en ai peur ! » Il fait un clin d’œil. « Départ dans Deux heures, c’est bien ça ? »
Don regarde un cadran accroché à sa combinaison.
« - Un peu moins, mais je vous épargne les détails. »
« - Bon. »
« - A tout à l’heure. Je vous ferai parvenir le compte à rebours dans un peu moins d’une heure, ça vous va ? »
« - Ce sera largement suffisant. Pas besoin de stresser plus l’équipage. »
« - Oui. »
Les deux hommes se séparent.

Don a retrouvé son poste de surveillance Symbiomatique. Tous les appareils autour de lui sont en activité intense. Il vérifie tous les paramètres avant le départ. Les informations affluent vers lui à grande vitesse et il les interprète et les trie suivant leur importance, avec des gestes précis et rapides. Il baigne dans un halo bleu et vert. Il est tout entier dans la manœuvre.
Au moins il ne pense pas.
Anne Raw se considère comme une femme forte. Une battante. Elle a toujours su qu’elle partirait dans l’espace. Toute petite, elle observait les étoiles avec son père tout en haut de la tour où ils habitaient. Elle avait toujours été fascinée par l’espace. L’inconnu.
Son rêve est sur le point de se réaliser. Pourtant, elle a peur. Elle laisse tant de monde qu’elle aime derrière elle. Elle laisse ses parents, ses amis, son chien et Brice. Elle l’aurait épousé et ils auraient peut-être eu des enfants. Elle a choisi. Et elle a peur.
Le compte à rebours touche à sa fin. Tout l’équipage a pris place à son poste. Tout le monde croise les doigts ou prie ou chante ou fixe le vide infini de l’espace au travers des écrans individuels.
Trente, vingt-neuf, vingt-huit...
Des regards se croisent et se sourient. Tout le monde a peur et pourtant, tout le monde est excité. L’aventure va commencer.
Quelle aventure ?
N’allaient-ils pas tous mourir au fin fond de nulle part ?
Qu’importe. Ceux qui sont éveillés sont tous des volontaires et ils brûlent d’une flamme qui ne s’explique pas.
Isaac Goldsmith ne s’est jamais senti autant de passion religieuse. Il prie. Il prie de toute son âme pour que Dieu l’entende et le soutienne. Il prie pour ne pas se dire qu’il est fou d’être là. Il prie, parce qu’il n’a rien de mieux à faire. Il prie comme sa mère le lui a appris, avec tout son cœur.
Quinze, quatorze, treize, douze...
Les tests se terminent. Tout va bien pour Don. Le départ peut avoir lieu.
Anne vérifie une n-ième fois ses harnais. Elle n’en revient pas d’être là. Ce voyage est une providence. Elle n’aurait jamais pu quitter le sol terrestre autrement. Elle avait été recalée trois fois à l’école Spatiale.
Isaac prie. Il secoue la tête en avant pour rythmer ses paroles silencieuses. Il ferme les yeux pour y mettre plus de conviction. Il se dit qu’il a envie d’aller aux toilettes, mais ce n’est pas le moment. Ce n’est jamais le moment.
Un premier ronron se produit. Les moteurs Platz montent en régime.
Comme prévu.
Huit, sept, six, cinq...
Philippe est médecin. Il consulte les cadrans des cent passagers dont il a la responsabilité. Il s’amuse de constater que les pulsations cardiaques de chacun se sont mises à monter. Les siennes également, mais dans un moindre écart. Plusieurs ont des tensions artérielles inquiétantes. Il leur injecte un léger calmant au travers des capteurs auxquels ils sont reliés. Philippe s’étonne de prendre plaisir à ce genre de travail. Il regarde ses collègues autour de lui. Ils font de même. Combien sont-ils ? Une dizaine. Olga est plutôt jolie. Il lui décroche un sourire auquel elle répond poliment.
Don fixe l’image de la Terre sur un écran HDD. Il est trop tard pour regretter. Il est trop tard pour faire marche arrière.
Il est trop tard.
La Terre, ce rond bleu magnifique lui pince le cœur.
Il pense à ses yeux. Il ne la verra plus.
Plus jamais.
Anne ferme les yeux et sourit. Pardonne-moi Brice. Je t’aimais vraiment tu sais ?
Quatre, trois, deux, un.
Chacun retient son souffle.
Isaac veut aller aux toilettes.
Go.
Les moteurs lancent une longue poussée. Chacun est collé sur son siège, le souffle court. Sans voir presque rien de l’extérieur, chacun a l’extrême sensation d’une accélération époustouflante.
Don surveille les cadrans et les écrans qui l’encerclent. Tout fonctionne comme prévu. La Terre s’éloigne et n’est presque plus qu’un petit point bleu, large comme une tête d’épingle. Il active un zoom et elle retrouve sa taille initiale tout en continuant de réduire, rapidement. Don active d’autres zooms. Encore dix minutes et elle aura complètement disparu au delà de toutes performances optiques, encore dix autres minutes et le vaisseau entrera en vitesse stationnaire et le voyage pourra vraiment commencer.
Don se laisse griser par la sensation de vitesse. C’est impressionnant à ressentir.
Il voudrait sourire, mais quelque chose l’en empêche : une boule amère en travers de la gorge. Un regret avec un beau sourire.
Un beau sourire qu’il ne verra plus.
Il retient ses larmes. Le système pourrait interpréter cela comme une défaillance.
Il se concentre sur son travail. Mais tout va bien. Tout se déroule comme prévu.
La Terre disparaît définitivement.

Soudain, un choc sourd ébranle tout le vaisseau.
« - Que se passe-t-il ? » entend-on de partout comme un écho.
Anne s’inquiète. Elle a eu si peur ! Elle a vu toute sa vie défiler devant elle et maintenant elle a un drôle de goût âcre dans la bouche.
Philippe n’en revient pas. Toutes les pulsations se sont calmées au moment du choc. Et ensuite, elles se sont toutes emballées. Qu’ont-ils traversé ? Qu’est-ce que c’était ? Il injecte une nouvelle dose de calmant, mais à tout le monde cette fois. Et il n’est pas mécontent d’en ressentir l’effet.
Don envoie un message au commandant pour le rassurer. Tout est normal. Turbulence inattendue et sans conséquence. Trajectoire maintenue.
Tout va bien.
Ils viennent juste de quitter le système solaire.
Anne repense à son grand-père disparu. Elle revoit encore ces moments merveilleux où il lui faisait faire des sauts dans ses bras quand elle était petite. Elle avait presque oublié ces petits instants de bonheur.
Don continue à rechercher la cause de cette secousse. Il n’a aucune idée d’où elle peut provenir, ni de ce qui a pu la provoquer. Cela ressemblait à une turbulence, mais rien ne laissait prévoir cela. Il n’y a pas de trou d’air dans l’espace.
Par acquis de conscience, il re-vérifie les calculs et tombe sur la même conclusion. La trajectoire est maintenue. Aucun appareil n’a été endommagé. Tout va bien.
Il n’aura pas plus d’explications.
Tout va bien.
Il s’en va.
La Terre a disparu.
« - Adieu ma belle. »